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Le débat café-philo page 8Approche didactique et philosophique de la discussion philosophiquepar Michel Tozzi
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La discussion philosophique renvoie aujourd'hui à des
pratiques diversifiées qui prennent cette dénomination :
entre un professeur de terminale et ses élèves, mais aussi.. au
café philosophique, ou même à l'école primaire[1]...
Il peut être utile pour la recherche, notamment didactique, d'analyser
ces pratiques, pour déterminer si ces discussions sont ou non
philosophiques : si non pourquoi, et si oui en quoi. La " discussion philosophique " apparaît alors
comme une expression à définir (Tâche philosophique :
conceptualiser la notion) ; et d'un point de vue problématique,
comme un ensemble de questions à travailler. Par exemple : -
Est-ce un concept nouveau, solidaire de la modernité (par rapport au dialogue de l'Antiquité ou à la disputatio
du Moyen-Age ?)°°°°°° Approche
à la fois " épistémologique " et historique. - Une discussion philosophique à plusieurs, par rapport
au dialogue ou à l'entretien, est-elle possible, en droit
et en fait ? Y a-t-il des conditions de possibilité, et si
oui lesquelles, d'une discussion philosophique ? Quels sont
les présupposés d'une discussion philosophique ? - Est-il souhaitable de pratiquer des discussions philosophiques
en classe, et dans la cité (Approche axiologique) ? Peut-elle
être un " genre philosophique ", l'idéal régulateur
( au sens kantien) d'une forme de pensée dont devraient s'inspirer
des pratiques philosophiques et pédagogiques ?°
Et si oui comment (Processus praxéologique de didactisation) ?
Quel serait par exemple le statut de la discussion philosophique
par rapport au cours du professeur, au texte d'un auteur, à la
dissertation ?° Comment l'articuler à d'autres modalités d'enseignement-apprentissage
etc ? CE
QU'ELLE N'EST PAS
1) On pourra aisément entre collègues de philosophie
se mettre d'accord sur ce qu'elle n'est pas : a) un simple échange d'opinions où chacun dit
spontanément ce qu'il pense ; ou une conversation
à bâtons rompus, dérivant au fil de la pensée associative à propos
d'intérêts privés ou de sujets publics du moment, sans autre finalité
que le plaisir de parler, voire de briller, en compagnie. b) un échange éristique (au sensaristotélicien) :
un conflit d'idées sans écoute mutuelle, affrontement entre personnes ;
ou une confrontation à base de manipulation sophistique,°
qui cherche à (con-)vaincre l'autre, ou les spectateurs,
par tout moyen efficace (persuasion, sophisme, argument ad hominem),
du type débat électoral entre candidats. c) un débat télévisé de journaliste sur un " sujet
de société ", où l'animateur juxtapose des points de vue
hâchés en temps très limité, sans le temps de la réflexion ni
de l'exposition d'une pensée, sans interactivité entre les participants. d) un débat judiciaire, qui lors du procès, assure
le droit d'expression de la défense et de l'accusation, fait la
preuve par la démarche d'instruction, la convocation°
de témoignages et d'experts, qualifie les actes en référence
à la loi, et débouche sur une décision en langage performatif :
le verdict. e) une discussion psychologique, du type psychothérapie
verbale de groupe. La parole psychologique se prend sous la forme
du récit, exprime la singularité d'une histoire individuelle à
travers ses affects. Et l'écoute psychologique, par son ampathie
existentielle, entend la souffrance d'une personne, communique
d'inconscient à inconscient, se fait écholalie ou se tait ...
Alors que la parole philosophique s'origine dans la raison et
s'y adresse, travaille le concept, et que l'écoute philosophique
est à dominante cognitive et critique. f) un débat démocratique. Celui-ci ouvre un espace
public de discussion dans la cité, sur les problèmes politiques
(ce qui est philosophiquement intéressant mais restrictif quant
au champ). Il éclaire par le pluralisme des opinions (et reste
donc à un niveau doxologique) le point de vue des citoyens et
du législateur. Il peut devenir, par ses enjeux de pouvoir, démagogique
(s'intéresser au nombre plus qu'à la vérité). Il s'agit souvent
de discuter pour décider au niveau individuel ou collectif° (ex : voter). Agir et pas seulement penser.
On a raison par le vote, parce qu'on est les plus nombreux, et
non parce que l'on a le meilleur argument. On peut philosophiquement,
mais jamais démocratiquement, avoir raison seul contre tous (le
sage ne vote que pour un). On vise la majorité, et non l'universel.
La pensée démocratique est celle d'un groupe, d'un Etat, la pensée
philosophique est singulière, mais à portée universelle, parce
que rationnelle, alors que la foule est souvent passionnelle. g) un débat scientifique. Certes il y a ici une
rupture avec l'opinion (cf. Bachelard), le sens du questionnement,
l'émergence de problèmes, le traitement rationnel des questions,
la volonté de réponses fondées, une discussion publique entre
pairs où toute affirmation est examinée comme hypothèse ... Mais
les questions sont posées sur le terrain de la connaissance (à
l'exclusion de l'éthique, de la métaphysique) ; le langage
inclut des codifications formelles (ex : formules mathématiques,
alors que toute discussion philosophique se mène exclusivement
en langue naturelle) ; le mode d'administration°
de la preuve fait appel à la démonstration (avec son mode
déductif indifférent à la prise en compte de l'auditoire), où
à l'expérimentation (et les faits tranchent), la théorie doit
être falsifiable etc. (Contrairement à l'argumentation philosophique,
rationnelle mais non scientifique) ; la position du problème
présuppose la possibilité d'une réponse (Il peut y avoir aporie
en philosophie), et d'une réponse consensuelle dans la communauté
d'experts, au moins provisoirement (alors que les " solutions "
en philosophie sont toujours plurielles, et la philosophie de
Platon, contrairement à la science d'Aristote, n'est pas obsolète)
... Un mathématicien nazi pose moins problème que les prises de
position d'Heidegger. APPROCHES
DOCTRINALE ET HISTORIQUE
Mais dire d'une notion ce qu'elle n'est pas ne nous dit
rien de ce qu'elle est. 2°) On peut alors tenter une approche doctrinale. Car s'il n'y a de philosophie que par la " création
de concepts " (Deleuze), c'est-à-dire par des philosophes,
par une histoire de la philosophie, on peut se tourner vers les
grands auteurs : disent-ils quelque chose de la discussion ?
La° pratiquent-ils, et si oui comment ? On pense immédiatement au dialogue platonicien :
appel à des règles dans le Gorgias, demande explicite de
l'accord de l'autre pour avancer dans le Ménon[2].
Le dialogue maïeutique de Socrate est-il le paradigme de
la discussion, l' " Idée " même de discussion (mais
est-ce le modèle des dialogues aporétiques de jeunesse, celui
d'un Socrate qui ne sait rien, ou celui de la dialectique ascendante,
qui mène par la réminiscence à la Vérité de l'Idée ?) ?
Une question se pose ici : peut-on confondre dialogue et
discussion ? Socrate s'adresse à un ou deux interlocuteurs
au plus, en présence de spectateurs souvent, mais muets. La discussion
philosophique en classe ou au café se fait °à plusieurs intervenants, dans un groupe important. Platon définit dans le Théétète la philosophie
comme un " dialogue silencieux " de l'âme avec
elle-même. L'idée de philosophie et l'idée de dialogue ne feraient
qu'un, et le dialogue serait le genre philosophique princeps,
le mode même du philosopher. Mais on peut se demander si dialoguer
avec soi, c'est la même chose que dialoguer avec autrui,
ou discuter avec plusieurs personnes ; ou au contraire
s'il n'y a pas une spécificité de la discussion philosophique
par rapport au dialogue d'une part, au dialogue avec soi de l'autre. 3°) une approche historique pourrait nous éclairer
sur ce point[3].
On pourrait ainsi opposer le dialogue platonicien, à
base de maïeutique, soucieux de conceptualisation, de cohérence
et de vérité, au dialogue des sophistes, lié à l'émergence de
la démocratie grecque et de la sphère juridique, essentiellement
soucieux de convaincre avec efficacité, moyennant parfois finance.
Suivre l'évolution du dialogue antique vers la direction de conscience
au Moyen Age (Orientation religieuse du dialogue philosophique,
avec pour pendant du dialogue avec soi-même, " l'examen de
conscience "). Puis étudier l'apparition et le développement
de la disputatio, centrée sur l'argumentation logique et le recours
à Aristote, avec une procédure de longues interventions successives
contradictoires, dont les pratiques rhétoriques perdurent jusqu'à
la fin du XIXème. Constatons que la dispute n'est pas une discussion,
qui suppose une pluralité d'interlocuteurs avec des interactions
rapprochées. Une hypothèse à explorer : la discussion serait
une notion et une pratique plus moderne, liée à l' émergence
de l'idéologie démocratique au siècle des Lumières, et à l'apparition
des salons à la fois littéraires et philosophiques. Ce serait
le lieu d'une opportunité de se servir publiquement de son entendement
(Kant), l'émergence d'une époque où les individus, pour s'éclairer,
confrontent leurs idées dans un débat (semi-) public sous les
auspices de la Raison. Elle signifierait, dans la perspective
de la montée de l'individualisme, la construction d'un nouveau
rapport à l'Autorité, à la vérité et à autrui. La contestation
de la religion révélée introduit à un rapport non-dogmatique
au savoir, qui repose non plus sur la parole transcendante
et incontestable de Dieu, du prêtre ou du Roi, mais doit s'auto-fonder
rationnellement par le débat argumenté. Si cette hypothèse était
avérée, il faudrait interpréter la signification de cette modernité
de la discussion philosophique. QUELQUES
CONDITIONS DE POSSIBILITE
4°) Tentons maintenant de dégager quelques critères,
attributs, présupposés, conditions de possibilité
d'une discussion spécifiquement philosophique. Tâche complexe,
qui supposerait de définir ce qu'est une discussion (par exemple
en rapport au dialogue), ce qu'est la philosophie (consensus introuvable
entre philosophes eux-mêmes), ce qu'est une discussion philosophique
(nous avons vu ce qu'elle n'est pas), en quoi elle est spécifiquement
philosophique ... L'enjeu didactique est important : comment
pratiquer des discussions philosophiques en classe et au café,
si l'on n'est pas au clair sur ce qu'est ou devrait être une discussion
philosophique ? Comment d'ailleurs qualifier une discussion
en classe de philosophie ? On s'accordera à dire qu'elle
ne ressemble que de très loin à une discussion entre philosophes
ou entre professeurs de philosophie. Elle n'est donc pas philosophique
en ce sens (Faut-il parler de niveau ?). Une discussion entre
philosophes peut d'ailleurs n'être pas philosophique, si un travail
philosophique n'en est pas expressément la finalité ... Peut-on
alors parler de " moments philosophiques " ? On
est ramené à leur spécificité. A quelles conditions une discussion
est ou peut devenir philosophique, comment identifier le passage,
le basculement dans la philosophicité ? Si c'est impossible
avec des élèves, à quoi sert un professeur de philosophie ?
A moins qu'il ne fasse jamais de discussions etc. ° Esquissons
quelques éléments : a) Un discutant philosophique° entretient un certain rapport à la vérité.
C'est la recherche d'une vérité qui fait philosophiquement sens.
Les " moments philosophiques " d'une discussion sont
ceux où cette finalité apparaît clairement : quand un individu,
des interlocuteurs ou le groupe se soumettent volontairement,
individuellement et/ou collectivement, à une exigence de vérité.
Quand l'enjeu est spéculatif, relationnellement désintéressé :
il ne s'agit plus de manipuler l'autre ou de " sauver la
face " (Goffman), mais d'avoir réponse à sa propre question.
Quand il y a désir de savoir et consentement à ne pas savoir,
assomption du doute, courage de la vulnérabilité cognitive. Quand
arrivant intellectuellement convaincu, on donne à son affirmation
statut de simple hypothèse à examiner, faire ausculter, critiquer.
Discuter philosophiquement, c'est avoir le sens de la fragilité
d'une conviction, le courage de la confronter, le risque et l'espoir
qu'elle sera combattue pour aller plus loin. C'est admettre que
son opinion est a priori et en droit discutable, qu'on ne peut
être détenteur d'aucun dogme. Pas de discussion sans postulat
de la discutabilité de toute affirmation. Ce qui pose le
problème de la croyance dans une discussion. L'indiscutable
n'est pas philosophique, mais religieux (le dogme révélé impliquant
une foi), ou scientifique (par exemple une démonstration mathématique
dans le cadre d'une axiomatique donnée). b) Ce rapport à la vérité entraîne un certain rapport
au réel. Si l'on discute, c'est pour éclairer une question
que l'on se pose sur ou qui est posé par le réel, concrètement
sur mon rapport au monde, à autrui, à moi, à Dieu... On ne discute
philosophiquement ni pour rien, ni sur rien. Il y a un enjeu :
le rapport du réel à la vérité, et de la vérité au réel. La possibilité
pour la pensée de dire le vrai, de penser le réel. c) D'où un rapport essentiel et nécessaire, dans toute
discussion philosophique, au thème abordé, à l'objet-sujet de
la discussion, aux questions posées sur cet objet de pensée, et
au type de question. Toute question n'amène pas une discussion
philosophique. Par exemple une question factuelle, portant sur
des connaissances déclaratives (ex : la date de la bataille
de Marignan, appelant une réponse unique et incontestable). La
question posée dans une discussion philosophique doit avoir du
sens pour chaque et tout homme, engager des enjeux anthropologiques,
être posée ou entendue dans l'un des champs de réflexion philosophiques
(ex : épistémologie, éthique, métaphysique ...), ne pas pouvoir
être résolue scientifiquement, ou techniquement, ou juridiquement
etc. Elle doit être aussi controversée, susceptible de plusieurs
réponses fondées. Elle est donc une question ouverte,
qui traverse les siècles avec maintes reprises, et n'est pas cloturable
(certaines ne sont plus d'actualité, comme le sexe des anges,
d'autres ont eu des éclairages scientifiques). De ce fait, comme
la condition de° possibilité
d'une objection rend tout énoncé philosophique en droit contestable,
une discussion philosophique est non seulement inachevée, mais
potentiellement inachevable. Elle s'arrête parce que c'est
l'heure de s'arrêter, mais pourrait continuer.°
D'autres la continueront. Elle présuppose donc à la fois
un accord possible en droit des esprits (mais il faudrait bien
préciser quel type d'accord, non soluble dans un simple
consensus), puisqu'elle est rationnelle, et la possibilité de
récuser par des objections tout consensus. Antinomie de la " raison
discutante ", et contradiction motrice. d) L'acuité de ce questionnement implique un certain
rapport à la liberté qui engage le rapport du sujet à ce
qu'il dit,° un rapport à soi et à sa pensée. Ce qui met
en jeu, au-delà des énoncés proférés, son mode d'énonciation.
Le discutant adopte une certaine posture intellectuelle
et morale. Authenticité d'une démarche de recherche et d'ouverture.
Attitude de questionnement. Exigence et humilité à la fois. Sens
de la complexité. Habiter une question et être habité par elle.
Se sentir requis. D'où, s'il y a dans une discussion philosophique
une rapport à la maîtrise par la volonté méthodique de
savoir et une parole réglée et régulée, il y a aussi un rapport
à la déprise, un débordement par la profondeur de la question,
la perplexité devant les solutions, la surprise devant les objections,
l'aléatoire de l'interaction. Dialectique du rapport à la limite,
entre maîtrise et lâcher-prise... Engagement intérieur au-delà
de l'extériorité et du formalisme. Exercice du jugement et émancipation
par l'exercice de la raison. e) Car le rapport à la raison caractérise une
discussion philosophique. Attitude raisonnable qui travaille sur
soi pour maîtriser l'émotion qui submerge, trouble le jugement,
fait dériver la confrontation cognitive vers le conflit socio-affectif.
Se mettre en position du je philosophique, qui existentiellement
impliqué, se veut locuteur universel, singularité certes,
car toute pensée est personnelle, mais non empirique, contingente,
s'adressant elle-même à " l'auditoire universel " (Perelman).
Prétention à la validité du propos, à la légitimité discursive
de l'intervention, parce qu'elle se met à la place de " tout
autre " (Kant), et cherche " le meilleur argument "
(Habermas). Cette exigence rationnelle s'actualise par des processus
intellectuels de conceptualisation de notions (savoir ce dont
on parle, définir, opérer des distinctions conceptuelles), de
problématisation (mettre en question les évidences, dégager les
enjeux, interroger les présupposés et conséquences), d'argumentation
(fonder, déconstuire, objecter, savoir si ce qui est dit est vrai).
Façon spécifique d'(auto-)administrer la preuve. f) Dans une discussion philosophique, le rapport à
la pensée est rapport à la raison, en ce qu'elle s'exprime
par le langage oral, dans la confrontation à autrui et à un groupe,
ce qui caractérise sa spécificité. g) Ce rapport au langage est constitutif de la
pensée, car on ne peut penser qu'avec et sur des mots. Savoir
ce dont on parle pour le penser. Quand parler veut vraiment dire
quelque chose, car il s'agit du rapport du langage à la vérité.
Penser ce qu'on dit, et ne pas se contenter de dire ce qu'on pense.
Et penser en langue naturelle, et non de façon formalisée,
scientifiquement codifiée, malgré l'idéal de démonstration de
Spinoza ou du positivisme logique.°
Et penser dans la langue orale. L'expression orale d'une pensée diffère de son expression
écrite. L'oral, dans le jaillissement de la parole incarnée, linéaire,
invite à l'improvisation, pour le meilleur et pour le pire. Or
le rapport à la pensée se fait dans une discussion philosophique
en interaction sociale. Celle-ci décentre, surprend, démonte,
somme de répondre, et donc d'inventer. Il faut étudier ce rapport
entre pensée, parole et interaction. On ne pense pas en parlant
comme en écrivant, et on ne pense pas tout seul comme on pense
en interaction verbale avec autrui.°
Comparons la pensée solitaire devant la page blanche dans
le cabinet, et la discussion philosophique. Comment se construit
la pensée dans une discussion philosophique, dans cette dialectique
entre le face à soi et le face aux autres, dans le rapport à sa
propre parole convoquée par la dynamique des échanges ? La
successivité des mouvements d'intraversion et d'extraversion,
le dialogisme des interventions, la forte intertextualité des
propos montrent une construction originale, non linéaire, toute
de reprises, de réponses, de concessions, de nuances. Au fond,
comment pense-t-on ensemble séparément dans une discussion
philosophique ? On pourra soutenir, comme Deleuze dans Qu'est ce que
la philosophie,° que
la discussion philosophique est un danger pour la pensée :
trop de légèreté des interlocuteurs (souvent doxiques) par rapport
à la profondeur des auteurs ; trop de dispersion par rapport
à la multiplicité des locuteurs, en lieu et place d'une logique
expositive structurée ; trop d'imprécision dans le surgissement
spontané de l'oral par rapport au sérieux et à la précision de
l'écrit ; trop de vitesse dans les échanges par rapport à
la " patience du concept " (Hegel). Mais quelque chose
se joue ici du rapport à la pensée,°
dès que la discussion philosophique est une " communauté
de recherche " (M. Lipman), dont les interactions sur une
question alimentent la réflexion de chacun et le travail collectif.
On dira aussi que les élèves aiment discuter parce qu'ils ont
l'impression de ne pas " travailler ",° en évitant dans ce moment de se confronter
à un cours, un texte ou à l'écriture, ou parce que c'est l'occasion
d'une affirmation adolescente de soi. Mais il ne faudrait pas
sous-estimer l'intérêt réel de la confrontation d'idées, qui élargit
leur horizon. h) La discussion philosophique engage en effet un rapport
à autrui. C'est le cas de toute pensée : Descartes
appelle sans cesse les objections du lecteur, et Kant sollicite
son jugement. Mais ici il s'agit d'un autrui incarné, pas d'un
lectorat universel potentiel comme dans l'essai, ou un destinataire
précis comme dans la lettre philosophique. Et un autrui, ou plus
exactement plusieurs personnes, avec lesquelles chacun entre ou
peut entrer en interaction sociale verbale (comme d'ailleurs
non-verbale et para-verbale), dans une communication présentielle° et rapprochée (contrairement à la dispute du Moyen Age, ou
à la table ronde moderne, où des soliloques se juxtaposent) ;
ce qui m'appelle par exemple à improviser sur le champ une réponse
cohérente. La discussion philosophique est ici, parce qu'il faut
co-construire des rapports de sens, rupture du rapport de forces
entres les individus : rapport de force physique, par passage
au langage, mais aussi rapport de force verbale, (injure, tentative
de manipulation sophistique ...) puisqu'on voit en l'autre un
collaborateur, et non un adversaire. Il y a donc respect de la
personne et de ses idées, tolérance à la différence, acceptation
du droit d'expression d'autrui, et du pluralisme des points de
vue. Mais il y a plus : besoin de l'autre pour
chercher, prise en compte de ses avis, appel à son jugement, à
sa critique, par son appartenance à la communauté des esprits
rationnels, qui ouvre un espace public de confrontation rationnelle.
La discussion philosophique suppose la possibilité d'être " altéré "
(modifié) par autrui. Il y a donc dans la discussion philosophique
un double " souci " de l'autre. i) Ce qui engage une éthique communicationnelle. - Du point de vue du rapport à la vérité, il s'agit d'une
morale de la pensée, puisque chacun doit librement se soumettre
aux contraintes de la raison, aux exigences de la logique et de
la cohérence, à la force des objections. Il s'agit de rendre raison
au " meilleur argument ". Du point de vue d'autrui,
il s'agit de respecter sa parole et sa personne, mais aussi de
prendre en compte " sa part de vérité ". Il s'agit enfin,
c'est cela l'estime intellectuelle, de lui poser les questions
et de lui adresser les objections les plus aptes à le faire progresser. - Du point de vue du sujet traité, chacun a, dans une
discussion philosophique, la responsabililté de porter intellectuellement
le problème posé, de faire avancer collectivement son traitement
avec rigueur, de se taire aussi quand on n'a rien de décisif à
dire. Cette responsabilité est assumée devant le groupe, dont
il faut aussi respecter les règles de fonctionnement pour que
la discussion philosophique soit possible. j) Car il y a dans une discussion philosophique, dans
la mesure où l'interaction verbo-conceptuelle est plurielle, un
rapport au groupe de discutants. Dans le dialogue socratique,
où l'on a à faire plutôt à un entretien, il peut y avoir plusieurs
spectateurs, mais seulement un, voire deux interlocuteurs au plus.
En classe, ou au café, on est confronté au nombre, à un
groupe de personnes. Peut-on discuter philosophiquement à trente
ou cinquante personnes ? Est-ce que la parole partagée (non
la parole ex cathedra, qui supporte très bien l'amphithéâtre)
change de nature ou de statut avec le nombre ? Comment réguler
la parole philosophique dans un groupe nombreux, car l'informalité
serait cacophonique ? C'est semble t-il ce problème du nombre
qui pose la question du rapport entre débat démocratique et discussion
philosophique. NB - Ci-après une carte conceptuelle de la discussion
philosophique, qui met en réseau tous les éléments ci-dessus. DISCUSSION
PHILOSOPHIQUE ET DEBAT DEMOCRATIQUE
Si le peuple pense selon l'opinion, et que la philosophie
prétend dépasser la doxa, la philosophie, et par conséquent la
discussion philosophique, ne sont-elles pas de nature intellectuellement
aristocratique ? Platon en concluait que la cité devrait
être gouvernée non par le peuple mais par des sages. La philosophie
des Lumières et les penseurs de la République ont déplacé la problématique,
à travers l'instauration d'une école pour tous, où la philosophie,
identifiée à la cause de l'école du peuple, doit être enseignée
à chacun. L'élève n'est plus un disciple qui choisit son maître,
mais un futur citoyen obligé d'aller à l'école et de faire de
la philosophie pour s'instruire et être éclairé. Il faut donc
rendre la philosophie accessible au peuple (instaurer une " démosophie "),
notamment par l'apprentissage de la discussion philosophique. Un lien nouveau se noue de ce fait entre philosophie
et démocratie, dont la synthèse de R. Pol Droit[4]
de l'enquête de l'Unesco sur la philosophie dans le monde rend
compte. Ce n'est pas un hasard si le Brésil par exemple, en sortant
de la dictature, a choisi d'enseigner la philosophie aux enfants
pour asseoir son nouveau régime démocratique. Comment penser ce
lien historiquement renouvelé, depuis son inauguration dans l'Antiquité
en Grèce ? Nous avons vu certes qu'il ne suffit pas qu'un débat
soit démocratique pour qu'il soit philosophique : on peut
échanger démocratiquement des préjugés avec une répartition équitable
de la parole. Le rapport à soi et à la vérité n'est pas soluble
dans le débat démocratique, souvent éristique. Le droit d'expression
n'a philosophiquement de sens que par le devoir d'argumentation
rationnelle. On ne peut pas dire n'importe quoi en philosophie :
il n'y a pas de droit philosophique à la bêtise. S'il y a égalité
dans le droit à intervenir, toutes les interventions ne se valent
pas, dans leur rapport à la vérité, et il vaudrait mieux parfois
se taire ... Mais il ne faut pas oublier, d'un point de vue didactique,
que la discussion philosophique en classe terminale (et pourquoi
pas avant ou après l'école, dans la cité, par exemple dans des
" cafés philo "[5]),
s'exerce dans une institution qui a pour finalité à la fois des
apprentissages disciplinaires (ex : français ou philosophie),
et une éducation à la citoyenneté, et que les disciplines doivent
être enseignées dans cette perspective. De ce fait l'apprentissage
du " penser par soi-même " a un sens à la fois philosophique
et démocratique : la discussion philosophique doit donc être
du même mouvement philosophique par ses exigences intellectuelles,
et démocratique dans son fonctionnement en tant que discussion.
Loin de dénaturer la discipline par une préoccupation extrinsèque,
cette dimension démocratique est fondamentale dans l'école de
la République, et partant, une des conditions de possibilité de
la discussion philosophique. La discussion philosophique garantit même la qualité
de l'apprentissage du débat démocratique, puisque, par sa vigilance
cognitive et son éthique communicationnelle,°
elle borde les dérives toujours possible de celui-ci vers
la démagogie doxologique ou la manipulation sophistique. La didactisation
scolaire de la discussion philosophique exige ainsi une transposition
didactique qui, tout en intégrant les principes d'une démarche
philosophique, prend en compte les exigences démocratiques d'un
débat. Vu de l'extérieur de la discipline, on pourra dire qu'une
discussion philosophique, c'est un débat démocratique avec des
exigences intellectuelles. Vu de l'intérieur on préfèrera soutenir
que ce sont les exigences de la pensée mise en ouvre dans le cadre
d'un débat démocratiquement animé. Cette double finalité pose la question de la conduite
d'une discussion philosophique. Comment la concevoir ? La
discussion philosophique doit-elle avoir cet aspect civil, policé,
ordonné, calme, rationnel et raisonnable que l'on a présenté ?
Elle pourrait après tout procéder de la provocation cynique d'un
Diogène, d'un coup de marteau nietzchéen, ou dans une perspective
marxienne secouer stratégiquement l'affect pour conscientiser ?
Pourquoi cette discipline du corps et de la pensée, cette torpille
maïeutique si courtoise d'un Socrate qui n'avance qu'avec l'accord
de son interlocuteur ? On pourrait même interroger idéologiquement
un modèle de discussion philosophique aseptisé, consacrant la
tolérance relativiste d'une démocratie libérale, où n'importe
qui a le droit de dire ce qui lui passe par la tête en étant respecté. Toute pratique de la discussion philosophique présuppose,
à titre implicite ou explicite, une conception de la philosophie.
Par exemple, lorsque nous disons que dans une discussion philosophique
toute proposition est en droit discutable (sinon la discussion
se clôt), et l'interaction inachevable, cela signifie qu'un énoncé
ne peut être, du point de vue dynamique de l'échange, incontestable,
dans un rapport absolu à la vérité. On sent que nous sommes là
plus près de Socrate que de l'Idée platonicienne, plus proche
du doute cartésien que de l'assurance hégelienne, dans une modernité
qui depuis Kant a secoué la métaphysique, soupçonné l'existence
de Dieu, intégré le principe scientifique de " raison limitée "
(Simon), pris acte de la fin des " grands récits " (Lyotard),
et promu dans la cité la parole démocratique, conception qui nous
semble pertinente dans le cadre scolaire d'un apprentissage du
" penser par soi-même ", et non de la transmission de
doctrines ou de Vérités. Si réglage il doit y avoir, certains invoqueront de préférence
l'autoréférence, le fondement de la conduite de la discussion
philosophique sur des normes immanentes, et non extérieures à
l'activité philosophique. On se tournera alors par exemple vers
les sophistes qui ont instauré sur l'agora des pratiques de discussion
(dont se réclament implicitement certains manuels d'argumentation
en français ou expression-communication) ; ou, sensible à
la critique de Platon, vers la maïeutique socratique : un
dialogue très directif, mais fondé sur l'accord de l'interlocuteur
pour avancer. Mais comment didactiser ce modèle philosophique à un
ou deux interlocuteurs dans une classe de trente-cinq élèves,
ou un café de cinquante participants ? Ou bien l'on dira
que la discussion philosophique est impossible à plusieurs, parce
qu'il faut comme Socrate suivre pas à pas un seul interlocuteur
à la fois, ou bien il faut inventer un autre modèle, qui doit
prendre en compte les interactions plurielles dans un groupe.
Ce n'est pas parce que l'histoire de la philosophie nous laisse
assez démunie au niveau des pratiques de références, que le didacticien
de la philosophie doit renoncer à ce qui, de toute façon, doit
être transposé dans un cadre scolaire, et donc adapté. On pourrait
même se demander, plus radicalement, si l'on peut définir une
discussion philosophique de façon purement philosophique, dès
lors que l'on n'a pas de pratiques sociales de référence en la
matière ... Or la philosophie politique a réfléchi aux principes
et conditions de la démocratie, et partant du débat démocratique :
droit d'expression, égalité des individus, respect des personnes,
pluralisme des points de vue, prise en compte de l'avis minoritaire
(qui peut devenir s'il est convaincant majoritaire) etc ;
et concernant le déroulement : élaboration de procédures
de tours de parole (demande d'intervention, inscription sur une
liste, temps limité ...), et définition de fonctions (président
de séance pour répartir la parole, secrétaire de séance pour garder
des traces) etc. Il y a là les principes et les règles de gestion démocratiques
d'un débat nombreux. Or, c'est ce problème du nombre qui
pose problème dans le dialogue. Comment dans le cadre de la transposition
didactique, élaborer le cadre d'une discussion philosophique ?
Si celle-ci, pour être philosophique, doit viser la recherche
de vérité, elle doit aussi, pour être une discussion, gérer des
interactions nombreuses. Une discussion philosophique doit donc
être démocratique dès qu'elle concerne un groupe en interaction.
Tel est selon nous le rapport entre discussion philosophique et
débat démocratique. Pour qu'une discussion soit philosophique
(et cela détermine la double compétence de l'animation), il faut
donc au moins deux conditions : - une régulation démocratique des interactions dans le
groupe ; - une exigence philosophique dans les processus de pensée
et le travail commun. Si ces préoccupations doivent être particulièrement
portées par l'animation, elles produisent leur plein effet lorsqu'elles
sont partagées par les participants (respect des règles de fonctionnement,
et qualité intellectuelle des interventions). Elles peuvent être,
au niveau de l'animation, prises en compte par le même animateur,
ou réparties en fonctions distinctes (en y impliquant les élèves).
Ex : président de séance pour la première condition, présentateur
de problématique, questionneur, reformulateur des distinctions
conceptuelles, thèses, arguments, synthétiseurs à court et à long
terme, par oral et/ou par écrit ..., pour la seconde. La question
se pose de savoir si l'animateur doit lui-même intervenir sur
le fond du débat, par exemple objecter, ou s'il se contente de
questionner, récapituler, relancer : ces styles d'animation
ne produisent pas les mêmes effets, le même type de travail. De
même s'il choisit ou non de convoquer des philosophes. On peut
aussi tirer davantage vers la conférence-débat, mais c'est au
détriment d'une interaction entre pairs, d'une discussion à responsabilité
partagée. Si l'idéal démocratique souhaiterait que chacun intervienne,
il n'est pas nécessaire de rendre obligatoire dans une discussion
philosophique la parole de tous. Car l'écoute active peut être
formatrice, si elle s'accompagne d'un dialogue intérieur. On peut
penser sans parler, et parler sans penser. Les perches tendues
sont cependant utiles, car souvent c'est par l'expression orale
que s'élabore la pensée elle-même, en se mettant en mots. DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ET
COMMUNAUTE DE RECHERCHE
L'intérêt d'une discussion philosophique est de tenter
d'instaurer un groupe de personnes en " communauté de recherche "
sur un problème essentiel. M. Lipman emploie cette expression
à propos de la philosophie pour enfants pour laquelle il propose
une démarche depuis les années 1970[6].
Il s'agit pour l'instituteur de constituer sa classe (le problème
est analogue, bien que non identique, pour un animateur de café-philo)
en " communauté de recherche ", c'est-à-dire en un lieu
et un moment où chaque participant essaye d'apporter sa pierre
à la problématique posée, en se plaçant d'un point de vue rationnel,
compte-tenu de son âge, de sa maturité, de ses connaissances. Du point de vue de l'individu, cette dynamique des échanges
peut favoriser un étayage cognitif. On peut faire l'hypothèse
que celui-ci rencontre certaines limites dans le dialogue avec
lui-même, par exemple dans la capacité à se faire à lui-même des
objections sortant du cadre de sa propre pensée. L'altérité d'autrui,
son " étrangeté " (Freud) est plus radicale que celle
l'on peut consciemment creuser en soi-même, et même les plus grands
philosophes ont eu besoin des controverses pour affiner leur pensée
(cf. par exemple les Réponses aux objections de Descartes).
Certains psychologues montrent que le conflit cognitif avec soi-même
est une intériorisation du conflit socio-cognitif avec autrui
(cf. l'école néo-piagétienne de Genève : Perret-Clermont,
Doise, Mugny, Carugati...), et que l'on va de l'inter-individuel
à l'intra-individuel (Vygotski), pour accroître sa décentration.
Les objections reçues, les arguments supplémentaires, la façon
différente de poser, d'entendre ou d'interroger la question, le
déplacement du problème, l'appel à d'autres champs d'investigation,
d'autres registres de formulation sont autant de " dépaysements ",
de provocations à penser, à reprendre une réflexion qui s'essoufflait
ou ronronnait. En ce sens la discussion philosophique est ce lieu
où peut se réaliser pour chaque participant le besoin de l'autre
et du groupe pour penser. Du point de vue du groupe comme communauté de recherche,
il s'agit du pari et du défi de pouvoir approfondir collectivement
un problème. Or, il y a des tentations et des dérives : -
au niveau
intellectuel, la superficialité (tout dépend de la qualité des
interventions, de l'exigence réflexive des participants et de
l'animateur) ;° la dispersion (hors-sujets, incohérence des interventions entre
elles, multiplication des questions, champs et registres, auberge
espagnole du contenu des notions) : ce qui entrave la rigueur
de l'analyse et l'avancée d'une progression. -
au niveau
psycho-sociologique, puisque la discussion philosophique met en
jeu la vie d'un groupe : étalement narcissique d'un " je "
plus psychologique que philosophique, terrorisme de la culture
supposée connue sur le mode allusif (" comme vous le savez
tous, Wittgenstein, dans le Tractacus Logico-philosophicus "),
émergence de leaders qui prennent le pouvoir avec la parole, conflits
socio-affectifs parasites par rapport au travail de la pensée
etc. C'est une question que de savoir si une discussion philosophique
produit ou peut produire une " pensée collective ",
à travers ses tentatives de conceptualisation de notions, d'élaboration
de problématiques, de questions, de thèses, d'arguments, d'accords
et désaccords. Bien sur pas une pensée collective au sens où la
discussion (en classe ou au café) produirait du " concept "
(au sens de Deleuze), de la " philosophie ", de la doctrine.
On fait en classe un apprentissage : ou on pense qu'il ne
s'agit pas de philosophie parce qu'on est précisément en train
d'apprendre, ou on pense qu'il s'agit déjà de philosophie, parce
qu'on commence précisément à apprendre ... Evitons le malentendu :
une dissertation peut esquisser une démarche réflexive sans pour
autant produire de la doctrine ou du système ! On peut soutenir qu'il n'y a dans une discussion philosophique
qu'une addition, une juxtaposition, au mieux une confrontation
de points de vue individuels. Toute pensée n'est- elle pas singulière,
personnelle ? N'y a-t-il pas seulement travail de chacun
en commun, plutôt que travail commun, " penser ensemble séparément " ?
Les entretiens avec des discutants attestent que pour chacun c'est
une occasion de s'interroger, de travailler intellectuellement,
par écoute active ou interactions effectives. C'est là un point
de vue de participant, qui construit sa propre pensée souvent
à partir de ce qu'il entend, reçoit, échange. Mais le participant idéal n'est-il pas celui qui cherche
à faire avancer la réflexion sur le problème, qui concerne chacun,
tout le groupe, et au-delà la communauté des esprits, parce qu'il
vise la rationalité de l'universel ? Celui qui tente de sortir
de " son "° point
de vue pour faire accéder le groupe à la clarté cognitive et au
meilleur argument, celui qui croit à une possibilité en droit
d'accord rationnel ? Et le rôle d'un animateur de discussion philosophique
n'est-il pas de construire du sens, en mettant en regard les interventions
entre elles et par rapport au sujet ; de nommer ce qui se
fait (tentative de définition, émergence d'une thèse, production
d'argument, illustration par un exemple, objection par un contre-exemple,
apparition d'une autre thèse, déplacement de la question, ouverture
d'un nouveau champ de réflexion etc.) ; de recentrer sur
le problème, de relancer le questionnement, de demander un approfondissement,
et de rendre perceptible ce sens aux participants ? On dira que ce sens est construit par l'animateur, et
que sans celui-ci la discussion partirait dans tous les sens,
et dériverait en conversation au fil des interventions. Certes.
Mais une reformulation part d'une intervention réelle, une synthèse
partielle ou finale, orale ou écrite a posteriori reprend ce qui
a été effectivement dit, et capitalisent une avancée collective.
Il est difficile de trancher entre la juxtaposition d'interventions
utiles à chacun, qui fait le tri en fonction de l'élaboration
de sa propre pensée, et une co-élaboration collective, significative
de la communauté de recherche comme " intellectuel collectif ".
Toute synthèse reste celle d'un individu, qui structure et réélabore,
et pourtant elle tente de rendre compte d'un travail commun. Le
meilleur renvoi à un groupe de sa production intellectuelle, c'est
celui où le synthétiseur, non impliqué lui-même dans les échanges,
avec un empan maximal d'écoute, et sans chercher à élaborer lui-même
sa propre pensée, reprend avec le plus d'objectivité possible
tout ce qui a été dit de significatif, ayant lui-même une certaine
maîtrise du sujet abordé. Nous parlerons dans ce cas de co-construction
du sens : quelque chose ressort du travail d'un groupe,
qui n'est pas sa pensée, car la pensée reste personnelle, et qui
pourtant dépasse ce que pensait chacun, par la richesse des échanges. On peut évidemment se demander s'il n'y a pas démagogie
d'un enseignant° à reprendre
dans une synthèse des opinions d'élèves, alors qu'il devrait les
" élever ". Mais il ne faut demander à une discussion
philosophique que ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire une mise
en démarche de la pensée par la vertu de la confrontation. La
discussion philosophique n'est pas et ne peut être le tout de
l'enseignement philosophique. A l'enseignant de faire confronter,
là où chacun et le groupe en est, à son propre cours et à des
textes d'auteurs. On comprend mieux maintenant les obstacles à la discussion
philosophique. - Ne pas assumer les exigences intellectuelles
d'une pensée : ne pas élaborer un questionnement, ne pas
être habité par la question, répondre à une question sans l'interroger
dans ses présupposés et conséquences, employer des mots sans les
définir, prendre un exemple pour un argument, tomber dans l'anecdote,
raconter ou se raconter, affirmer sans fonder, s'accrocher à son
idée, se contredire, ne pas savoir objecter ou répondre à une
objection, refuser de se soumettre librement à la raison, ne pas
s'exprimer en tant que locuteur ni s'adresser à un auditoire universel,
ne pas se sentir membre d'une communauté des esprits ... - Ne pas assumer les exigences d'une discussion
intellectuellement finalisée : ne pas arriver à comprendre
l'autre (parce qu'il nous dérange ou nous sort de notre cadre
de pensée), à se placer du point de vue de l'autre (et de tout
autre), ne pas prendre en compte ses objections, ne pas être
ouvert aux pistes nouvelles qu'il me propose, parler pour placer
son mot, et non pour faire progresser le débat, donner des références
savantes sans les expliciter, donner des leçons aux autres, vouloir
" sauver la face ", ne pas accepter les règles démocratiques
d'un groupe discussionnel (ex : intervenir sauvagement quand
on n'a pas la parole, couper la parole à quelqu'un, parler trop
longtemps, juger et attaquer les personnes au lieu de critiquer
les idées, être intolérant etc.)... Ce qui renvoie à la responsabilité de chaque participant
dans la discussion philosophique, et plus particulièrement à celle
de l'animateur pour faire respecter ses exigences. Michel
Tozzi
Maître
de Conférences à
l'Université de Montpellier III [1] Voir les recherches de Jacques Lévine à Lyon ou de Michel Tozzi à Montpellier. Sur la discussion philosophique elle-même, voir notre ouvrage L'oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1999. [2] F. Cossuta montre, dans l'Encyclopédie philosophique universelle (t.4, PUF), que le dialogue est un genre philosophique, lié au contenu de la doctrine de certains philosophes. [3] Cf. Jacquet-Francillon F., L'encyclopédie philosophique, PUF,° t.1. [4] Philosophie et démocratie dans le monde, Le livre de poche, 1995. [5] Tozzi M., " Le café philosophique, un défi pour la pensée ? ", in L'oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1999. [6] Pour une bibliographie approfondie sur la question, voir Sasseville M. (sous la dir. de), La pratique de la philosophie avec les enfants, Les Presses de l'Université de Laval, 1999. (Adresse : Livres univers, 845, rue Marie Victorin, Saint Nicolas, Québec, 67A358, Canada). |
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Date de création : 02/12/2000 par Jean-François Chazerans. Date de révision :