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Le débat café-philo page 2

Aux professeurs de philosophie de l’Académie de Poitiers (juin 1996)

par Jean-François Chazerans et David Sawadogo

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AUX PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE DE L’ACADEMIE DE POITIERS

LE 19 JUIN 1996
Jean-François CHAZERANS, David SAWADOGO
Maîtres Auxiliaires au chômage et néanmoins correcteurs au bac

Chers collègues,

Le débat philosophique qui se tient tous les mercredis de 19 à 21 heures au café "le Gil’Bar" à Poitiers arrive à ses 7 mois d’existence, il y a eu 25 débats qui ont réuni en moyenne une trentaine de personnes. Le fonctionnement de ce débat est le suivant. Nous en sommes arrivés à respecter quelques règles générales qui permettent son bon déroulement. Le sujet n’est pas choisi à l’avance mais en début de séance, les participants proposent des sujets et l’animateur en choisit un. Cela permet d’éviter deux dérapages : que l’animateur soit considéré comme un spécialiste prêchant la bonne parole, les participants n’ayant plus qu’à se taire ; de parler d’un sujet sur lequel une véritable réflexion philosophique n’est pas possible. Les sujets traités sont dans l’ensemble des sujets de terminale : Pour vivre heureux faut-il vivre seul ? La paix est-elle possible sur terre ? L’enfer est-ce vraiment les autres ? Faut-il chasser les poètes de la cité ? L’amour rend-il aveugle ? Les animaux sont-ils intelligents ? Le travail rend-il libre ? etc. Les règles de la prise de parole sont aussi très simples, celui qui a proposé le sujet choisi peut prendre la parole à tout moment et ceux qui n’ont pas encore parlé ont priorité sur ceux qui ont déja parlé. Quant à l’animateur son rôle se borne à faire respecter ces règles et à distribuer la parole bien que cette dernière se distribue la plupart du temps toute seule. Il n’est le plus souvent qu’un participant comme les autres.
Après la forme, il nous faut parler du contenu : ces débats que nous animons méritent-ils vraiment l’appellation de «philosophiques» ? A ce sujet, nous avons pu constater avec difficulté que nous sommes soumis à deux sortes de critiques. Le débat philosophique de café est soit rejeté carrément comme étant non-philosophique, de l’ordre du débat d’opinion, soit relativisé comme étant pré-philosophique parce qu’étant un exercice préparatoire à une réelle pratique philosophique. Il faut remarquer que ces critiques reposent avant tout sur la comparaison avec des pratiques existantes de la philosophie comparables aux débats de cafés : le cours en terminale et la conférence publique ; sur une certaine façon de concevoir la philosophie dans ses rapports avec un public. Elles présupposent qu’un cours de philosophie ainsi qu’une conférence de philosophie sont philosophiques, ce qu’il faudrait tout de même justifier pour pouvoir affirmer qu’un débat de café n’est pas philosophique ou est pré-philosophique.
En ce qui concerne la première critique, les choses ne sont pas claires même chez les animateurs de débats. Un animateur de débat de Bordeaux disait dans Libération (jeudi 23 mai 1996) : "les gens ont besoin de débats d’opinion". Pourtant nous n’avons pas l’impression, de faire des débats d’opinion mais plutôt de nous affronter à des opinions. Mais cela ne suffit pas, car nous n’en restons jamais à une simple discussion d’opinion, il y a toujours confrontation des opinions avec le discours rationnel (logos) et du discours rationnel avec les opinions. Ceci, on le trouve aussi en particulier chez Platon : "le dialogue platonicien se présente ainsi comme une recherche de la vérité selon une méthode qui consiste dans l’application du logos, c’est-à-dire de la raison critique à une série d’opinions qui ne sont pas, du point de vue de Platon, de valeur égale" . Nous sommes proches en cela de ce que pense Eric Weil dans son livre Logique de la philosophie , lorsqu’il définit l’attitude philosophique par le dialogue ou le discours rationnel dans sa lutte contre l’attitude violente, l’opinion étant une forme particulière de cette attitude violente.
Il y a peut-être, quand même, une différence avec les dialogues de Platon. C’est que dans ces derniers, il nous semble que les interlocuteurs de Socrate soutiennent des opinions et que Socrate est le seul à "appliquer le logos" à ces opinions. Ce n’est pas en accord avec la réalité du "débat philosophique de café" car il n’y a pas vraiment de Socrate. Seul reste le souci d’appliquer le logos à ses opinions et à celles des autres. Ce qui y est intéressant c’est d’assister en direct à la faillite de l’opinion brute, de l’"opinement" ou de l’opiniâtreté. Ce qu’on remarque assez rapidement ce n’est pas qu’on ait trouvé une vérité, une opinion vraie ou une raison, mais que si on veut avancer vers elle, on ne peut pas en rester à l’opinion et on doit la dépasser. Bien-sûr, tout le monde n’y arrive pas et on retrouve toutes les "ruses de l’opinion", presqu’exclusivement des professions de foi relativisantes du style "chacun a le droit de penser ce qu’il veut", rarement le rejet violent et jamais l’indifférence (la présence au débat exclut cette éventualité !) . Mais certains s’attellent à la tâche avec sérieux, le logos même balbutiant émerge toujours un peu.
Si on s’en tient à cette définition de la philosophie comme application du logos aux opinions la conférence philosophique peut-elle vraiment être appelée philosophique ? Personne ne nie la pertinence philosophique de la conférence et pourtant lorsqu’on écoute un conférencier on peut appliquer le logos à ce qui est dit, mais rien dans la conférence (ou alors accessoirement et comme par hasard) ne conditionne cette application du logos. Sûrement que le conférencier a, pour avancer ses thèses, appliqué le logos à d’autres thèses ou à des opinions, mais est-il vraiment en train d’appliquer le logos lorsqu’il fait une conférence ? Comment peut-il être certain que ces thèses ou ces opinions sont bien celles des auditeurs de la conférence ? S’il applique le logos ce n’est pas dans le sens "socratique", si bien que chacun se retrouve monade isolée et le logos s’applique à vide. Et si l’auditeur n’appliquait pas le logos et était dans l’opinion ? Et si le conférencier était lui aussi dans l’opinion ? Comment savoir si ce qui se passe n’est pas un marché de dupes ?
Le débat de café n’est donc pas une simple discussion d’opinion, mais est-il pour autant pré-philosophique ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Par exemple dans les cours de philo de terminale, lorsqu’on étudie une nouvelle notion, on met à plat les représentations spontanées des élèves, les opinions , on définit les problèmes, on élabore une problématique et ensuite le professeur développe un logos, son logos qui prétend à l’universel pour "traiter" la notion ou la question, c’est la leçon . On attend la même démarche de la part de l’élève produisant une dissertation. Est-ce que la démarche est considérée du début à la fin comme de la philosophie ? Il semblerait que non, car la mise à plat des représentations spontanées des élèves est considérée plutôt comme critique des représentations et cette étape est considérée comme philosophique parce qu’elle appartient au logos du professeur. La mise à plat des représentations spontanées des élèves n’est pas considérée comme philosophique d’autant plus que le débat spontané est à proscrire. Car que pensent les professeurs de philosophie du "débat" ? "On ne se méfiera pas moins de la pratique du débat impromptu, voué fatalement à se transformer très vite en divertissement improductif, exutoire fourre-tout pour autant «d’avis» en mal de reconnaissance dont, si l’intolérance ou la moquerie ne viennent pas s’en mêler, on ne peut attendre de toute manière qu’une joyeuse et informelle agitation, démagogiquement parée du titre fallacieux de «cours vivant» dans lequel les élèves «participent avec enthousiasme»" . Seule la leçon du professeur est considérée comme philosophique, le "débat" ou la mise à plat des représentations spontanées des élèves est de l’ordre de l’opinion. Le logos est donc conçu comme discours personnel, la réflexion collective est conçue comme étant de l’ordre de l’opinion.
Lors de nos séances il y a toujours quelqu’un qui prend des notes et nous faisons un compte-rendu, le plus fidèlement possible, de ce qui a été dit, que nous distribuons à la séance suivante aux participants. Nous pensons que malgré certaines imperfections, en particulier une impression immédiate de passer souvent "du coq à l’âne", imperfections qui sont dues en partie à notre maladresse, en partie au caractère particulier de cette pratique, il semblerait y avoir un discours ordonné qui se mette en place. Nous pensons que la pratique du débat de café nous montre une autre réalité que celle de la conférence ou du cours de philosophie : il semble que le logos ne puisse se réduire au logos individuel, il semble y avoir une réflexion collective qui n’est pas de l’ordre de l’opinion mais de l’ordre du logos. Si cela ne paraît pas très évident n’est-ce pas parce qu’on réduit le discours ordonné au discours suivi ? Ne faut-il pas au contraire les distinguer soigneusement ? Car c’est par exemple un des enjeux du Protagoras de Platon. Protagoras essaie de mettre en place un discours sous forme de monologue suivi, et Socrate passe son temps à lui "couper l’herbe sous les pieds", prétextant par exemple son manque de mémoire , pour essayer de mettre en place un discours sous forme de dialogue interrogatif. D’autre part, il nous paraît qu’il ne faut pas confondre le logos qui se met en place dans le débat et le logos du compte-rendu. Car nous pensons qu’il y a autant de différence en ce qui concerne le logos, toutes proportions gardées bien-sûr, entre les comptes-rendus des débats et les débats qu’entre les dialogues socratiques de Platon et la pratique effective de Socrate lorsqu’il accouchait les âmes sur l’Agora.
Le débat de café n’est pas plus non-philosophique ou pré-philosophique qu’un cours de philosophie ou qu’une conférence de philosophie, mais, de plus, nous pensons qu’il se peut qu’il s’y mette en oeuvre une dimension philosophique qui n’existe pas forcément dans les cours de terminale ou dans les conférences philosophiques.

Tout cela reste encore à être élaboré plus précisément surtout que nous n’avons tenu compte que des critiques qui se sont manifestées. Pour y voir plus clair, nous aimerions vous proposer la création pour l’année prochaine d’un débat philosophique de café du même genre, disons mensuel, où les participants seraient en majorité des professeurs de philosophie. Comme ce débat se tiendrait vraisemblablement sur Poitiers, ceux qui sont intéressés mais qui habitent trop loin pour venir peuvent bien en créer un plus près de chez eux et en tout cas tous ceux qui le désirent peuvent prendre contact avec nous pour nous communiquer ce qu’ils en pensent, s’ils sont ou non intéressés et pourquoi ils le sont ou ils ne le sont pas.

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Date de création : 21/11/98 par Jean-François Chazerans. Date de révision :