Cher Amis,
Le débat philosophique au café "le Gil'Bar" à Poitiers atteint
son mois 1/2 d'existence et déjà beaucoup de choses se sont passées.
En moyenne une trentaine de personnes sont présentes dont à peu près
la moitié intervient. Il y a des hauts et des bas, certains débats
ne "décollent" pas mais dans l'ensemble on est obligé d'interrompre
au bout de deux heures. C'est toujours différent, pas un débat ne
ressemble à un autre. Enfin ce qui se passe dans les débats, mais
aussi autour, est toujours sujet d'étonnement, l'expérimentation est
encore en cours !
Je suis gêné. Je ne sais pas si donner une synthèse de ce qui se dit
dans les "débats philosophiques de café", comme l'ont fait
par exemple Francis Kay et Colette Petit dans le n° de décembre de
Philos, est une bonne chose. Une synthèse ou un résumé ou quoi que
soit d'autre me paraissent faire rentrer de force une riche hétérogénéité
dans un cadre restreint prédéfini. Car ce qui se passe dans ces débats
est dépendant de la différence des positions des intervenants, qu'un
seul fasse la synthèse et la différence se perd. Non seulement la
différence des avis mais la différence entre le "débat philosophique
de café" et les autres formes de "débats", conférences,
cours, etc...
Car ce qui est important et ce qui fait l'originalité du "débat
philosophique de café" c'est d'abord l'affrontement des opinions.
Mais cela ne suffit pas car il n'est pas question d'en rester à une
simple discussion d'opinion, il faut qu'il y ait ensuite l'affrontement
des opinions avec le discours rationnel (logos) et du discours rationnel
avec les opinions. Que je le dise toute de suite c'est en cela que
réside pour moi la philosophie et c'est cela que l'on trouve en particulier
chez Platon : "le dialogue platonicien se présente ainsi comme
une recherche de la vérité selon une méthode qui consiste dans l'application
du logos, c'est-à-dire de la raison critique à une série d'opinions
qui ne sont pas, de point de vue de Platon, de valeur égale"
.

Il y a peut-être, quand même, une différence c'est que dans les dialogues
de Platon il me semble que les interlocuteurs de Socrate soutiennent
des opinions et Socrate est le seul à "appliquer le logos"
à ces opinions. Ce n'est pas en accord avec la réalité du "débat
philosophique de café" car il n'y a pas vraiment de Socrate.
Seul reste le souci d'appliquer le logos à ses opinions et à celles
des autres. Ce qui y est intéressant c'est d'assister en direct à
la faillite de l'opinion brute, de l'"opinement" ou de l'opiniâtreté.
Ce qu'on remarque assez rapidement ce n'est pas qu'on a trouvé une
vérité, une opinion vraie ou une raison, mais que si on veut avancer
vers elle, on ne peut pas en rester à l'opinion et on doit la dépasser.
Bien-sûr, tout le monde n'y arrive pas et on retrouve toutes les "ruses
de l'opinion", presqu'exclusivement des professions de foi relativisantes
du style "chacun a le droit de penser ce qu'il veut", rarement
le rejet violent et jamais l'indifférence (la présence au débat exclut
cette éventualité !) . Mais certains s'attellent à la tâche avec sérieux,
le logos même balbutiant émerge toujours un peu.
Qu'on ne nous raconte pas des histoires, ce n'est tout de même pas
si fréquent ailleurs ! Car lorqu'on lit un livre, lorsqu'on écoute
un conférencier on peut appliquer le logos à ce qui est dit ou écrit,
mais rien dans le livre ou dans la conférence (ou alors accessoirement
et comme par hasard) ne conditionne cette application du logos. Sûrement
que l'auteur ou le conférencier ont, pour avancer leurs thèses, appliqué
le logos à d'autres thèses ou à des opinions, mais sont-ils vraiment
en train d'appliquer le logos lorsqu'ils font une conférence ? Comment
peuvent-ils être certains que ces thèses ou ces opinions sont bien
celles des auditeurs de la conférence ? S'ils appliquent le logos
ce n'est pas dans le sens "socratique", si bien que chacun
se retrouve monade isolée et le logos s'applique à vide. Et si l'auditeur
ou le lecteur n'appliquaient pas le logos et étaient dans l'opinion
? Et si l'auteur ou le conférencier étaient eux aussi dans l'opinion
? Comment savoir si ce qui se passe n'est pas un marché de dupes ?
Dans l'ensemble les philosophes de profession disent mépriser l'opinion
mais ce qu'ils méprisent c'est plutôt "le vulgaire" car,
ils lui confisquent les moyens d'appliquer le logos et de sortir de
l'opinion. Les philosophes de profession ont souvent confondus le
vulgaire et son opinion, mais si on s'en tient aux dialogues de Platon
ce n'est pas tant de l'opinion du vulgaire dont il est question mais
de l'opinion de l'expert, du spécialiste (sophos). L'opinion du vulgaire
dérive la plupart du temps de celle du spécialiste qui est un manipulateur
d'opinion . Il y a donc pire que d'avoir des opinions, il y a manipuler
l'opinion et les experts, les spécialistes, et même les philosophes
de profession ne s'en privent pas.
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