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Entretien avec Jean-Christophe Grellety, du Cabinet de Philosophie


Le Cabinet de Philosophie a été fondé en 1992 par Marc Sautet, Docteur en Philosophie.
Il a pour vocation de fournir des interlocuteurs à tous ceux qui souhaitent renouer avec l'interrogation philosophique, que ce soit sur le terrain de la politique, de la morale, du droit, de la science, de l'esthétique ou de la métaphysique.
Le Cabinet convie tout un chacun à un débat philosophique public, chaque dimanche matin au Café des Phares (place de la Bastille à Paris).

Nous nous sommes entretenus avec Jean-Christophe Grellety, membre du Cabinet de Philosophie, qui prépare une thèse de doctorat intitulée "Identité occidentale : la philosophie, comme science de la communication et des relations".


Penseur

Claude Thibaut : Merleau-Ponty définit la philosophie comme le développement de la compréhension de la pensée et de l'action. Et toute la philosophie contemporaine essaie de sortir de l'abstrait pour s'incarner dans le concret.
Nous sommes venu vous voir parce que vous avez cette volonté de faire pénétrer la philosophie dans le monde, et de jeter un pont entre le monde concret dans lequel nous vivons et tout ce trésor que constitue la philosophie.


Jean-Christophe Grellety : C'est une nécessité. A partir du moment où quelqu'un a décidé d'être un philosophe, et de l'être dans le cadre de la grande tradition philosophique, c'est effectivement une nécessité d'habiter la "cité". La démarche du café n'est pas un "calcul". Elle s'est imposée à Marc Sautet et correspond à ce qu'il souhaitait : pratiquer le dialogue avec les autres.

Etes-vous d'accord avec Michel Serres lorsqu'il dit qu'il n'y a d'avenir que dans la philosophie ? Actuellement, l'Homme n'a-t-il comme seule possibilité, celle de se raccrocher à cette réflexion fondamentale ?
Etes-vous d'accord avec Gilles Deleuze lorsqu'il dit que la philosophie a besoin de la non-philosophie, qu'l y a urgence de créer un dialogue entre philosophie et non-philosophie ?


J-C. G : Je suis complètement d'accord et je regrette que Gilles Deleuze n'ait pas été plus loin dans son raisonnement. Justement, avec ce cabinet, nous inaugurons autre chose, le rapport philosophie/non-philosophie signifie que l'individu philosophe apprend de ceux qui ne le sont pas. C'est indispensable, mais Deleuze ne l'a pas fait.
Pour ce qui est de Michel Serres, c'est le même problème, c'est très général. Disons que l'avenir, espérons-le, est à la raison.

Et comment vous situez-vous par rapport a Jürgen Habermas, qui développe l'inter-subjectivité et va jusqu'à dire que "penser, c'est communiquer" ?

J-C. G : C'est un fait que communiquer est une nécessité...

Penseur

Est-ce que vous communiquez avec ceux qui maîtrisent les nouvelles technologies pour vous demander si elles conditionnent peu ou prou l'avenir des Hommes ?

J-C. G : Oui, il est indispensable de réfléchir sur l'impact des technologies sur l'avenir de l'homme.

Et quels sont les philosophes (anciens ou contemporains) qui l'ont fait ?

J-C. G : Qu'est-ce que les nouvelles technologies, par exemple Internet, vont apporter à l'histoire de l'Homme ? On ne peut qu'observer, faire quelques perspectives, mais c'est tout...
Pour répondre à votre question, il faut évidemment commencer par Platon, pour qui déjà le virtuel existe.

Le monde des idées...

J-C. G : Non le monde des idées est bien réel justement !

Mais les idées sont potentielles, c'est-à-dire d'uen certaine manière virtuelles...

J-C. G : Non. Le monde est en devenir, et ce par les idées justement. Dans la mesure où notre condition nous porte à être dans la fameuse caverne, la majorité des individus vit dans un monde virtuel. Une sorte de jeu vidéo.
L'intéressant avec Internet c'est que justement c'est un réseau de relations mondial impliquant un comportement qui est celui de la raison, de la réflexion.
Le virtuel est dans l'objet aussi. On peut aussi jouer et s'amuser via Internet, mais je crois que ce n'est pas sa spécificité.

Il y deux questions en fait. Est-ce que les philosophes se sont intéressés aux techniques de ce siècle, en général ?
Et, à l'inverse, les technologies vont-elles apporter une meilleure connaissance de l'homme au sens de la philosophie ?
Pour la première question, je vois deux philosophes : Jürgen Habermas et Martin Heidegger...


J-C. G : Le problème avec les techniques c'est que leur compréhension doit passer par une étude très précise de ce qu'elles sont. Or la plupart du temps, les philosophes n'ont qu'une relation très générale avec les techniques. Heidegger est tout à fait caractéristique à cet égard. Il n'y a pas plus d'une dizaine de pages dans tout ce qu'il a écrit consacrées à la "technique". Il construit à partir de là un raisonnement qui se voudrait "Historial", c'est-à-dire destiné à créer le monde futur. Nous serions dans le destin de la technique, définie par "l'arraisonnement du monde". Or le premier exemple qu'il prend c'est la centrale électrique sur le Rhin. Mais il n'évoque pas du tout d'autres techniques contemporaines comme la télévision ou la radio. Il meurt dans les années 70, sans jamais avoir pris en compte l'ordinateur.

Penseur

Je ne suis pas sûr que la tâche du philosophe soit de réfléchir précisément sur ce que la technique apporte, mais plutôt de situer le courant technique de ce siècle dans le courant général de la pensée.

J-C. G : C'est de la soupe ! C'est-à-dire de la philosophie généraliste. Je crois que c'est le travail d'un philosophe de s'intéresser concrètement à ce que cela apporte, avec une précision qui change tout. Un texte de philosophie peut avoir une portée radicale et définitive s'il peut être articulé de telle manière qu'il apporte des éléments de démonstration. Cette qualité est indispensable. Et elle manque bien souvent.

Les philosophes y parviennent-ils ?

J-C. G : Ce que fait Jürgen Habermas est très bien mais je crois qu'il manque des recherches fouillées et surtout une articulation positive avec la réalité. Il faut que les techniques de communication n'empêchent pas la communication au sein de la société. On sait parfaitement que la télévision peut être selon son usage une sorte de tétanisateur ou de puissance hypnotique, tant de l'individu que de la collectivité, pouvant complètement bloquer la pensée et l'action.
Le café de philosophie est en train de jouer un rôle étonnant, qui pose un problème aux hommes du pouvoir et des médias. A l'instar d'Internet d'ailleurs. On y parle de démocratie justement...

Mais c'est le rôle fondamental de la philosophie de faire prendre conscience de ça.
En outre la philosophie cherche le sens de l'Art. Gilles Deleuze s'intéresse en particulier au cinéma...


J-C. G : Pour le cinéma, on ne peut pas en parler sans aborder l'émotion, l'enthousiasme, l'affectivité (qui est rationnelle). Terminator 2 est un film d'une violence considérable mais la manipulation par les images de synthèse, liée à la question du nucléaire, est géniale. Malheureusement, je n'ai jamais vu un philosophe écrire sur ce film, ni d'ailleurs sur La guerre des étoiles, qui est aussi très intéressant.

En fait cela revient à dire que les scientifiques sont scientifiques et les philosophes sont des philosophes. Il faut créer des "ponts" entre les deux mondes.

J-C. G : Les ponts on les fabrique ! Ce n'est pas très difficile, il faut avoir envie de passer de l'autre côté. Ce qui manque aujourd'hui la plupart du temps c'est le désir. Nos formations universitaires sont complètement cloisonnées. Philosophes, ethnologues, sociologues sont toujours séparés.

Oui mais les connaissances du monde sont tellement vastes que rares sont les personnes qui peuvent acquérir à la fois une formation scientifique de haut niveau et une solide culture philosophique...

J-C. G : Bien sur que si. C'est une question de méthode et d'organisation de la pédagogie. Dans les formations universitaires, la plupart du temps il n'y pas de méthode, d'organisation du savoir cohérente. C'est normal que ce soit difficile.

Pour changer de sujet, que pensez-vous de la réalité virtuelle, donc de l'immersion totale dans un monde factice ? Peu de gens semblent y réfléchir...

Penseur J-C. G : Platon et le mythe de la caverne ! Au départ de sa pensée et de la pensée grecque en général, on trouve le souci d'échapper à une virtualité dans laquelle les individus peuvent s'enfermer. Dans le jeu virtuel, ce sont des automates qui bougent, mais ce sont aussi des automates qui jouent. Pour sortir de la menace du virtuel, Platon nous apprend qu'il faut constamment lutter contre l'enfermement, notamment par le développement des réseaux de relations.

En fait vous dites que le problème posé à l'Homme avec l'avènement des mondes virtuels n'est qu'une autre forme des problèmes qui se sont toujours posés à lui.

J-C. G : Oui, celui de notre condition, liée à notre physiologie et à la nature de notre esprit.

Mais il est du plus grand intérêt que la philosophie puisse dire cela face aux nouvelles technologies.

J-C. G : Oui, il n'est pas question d'être contre, mais il faut faire preuve d'un enthousiasme raisonnable.
Tous les philosophes, Deleuze, Habermas, Heidegger, sont motivés par la perception de cette menace qui mène à l'angoisse d'être enfermés dans une sorte de jeu vidéo.

Mais est-ce que les technologies peuvent apporter quelque chose à l'Homme dans la connaissance de ce qu'il est ?

J-C. G : L'homme a déjà la chance d'être connecté. Quelque chose qui ne fait pas vraiment partie de son monde peut entrer dans son monde. Mais il est vrai qu'il est menacé d'enfermement.

Le monde virtuel peut nous enfermer, mais est-ce que contradictoirement ce n'est pas une sorte de monde inconnu qui permettra en y vivant de mieux se connaître et de s'y découvrir d'une autre manière ?
Le fait d'aller sur la lune change notre vision du globe terrestre. Le virtuel peut-il permettre à l'homme d'avoir une vision autre de lui-même ?


J-C. G : Dans le cas de la réalité virtuelle, on crée un cadre de perception dans lequel des individus composent une histoire bien définie. Celui qui joue a des possibilités d'action, dans un cadre précis. Mais ce ne sont que des histoires. Celui qui y joue peut prendre plaisir à l'histoire, au sens romanesque.

Oui, mais il y a deux différences. L'individu vit vraiment l'histoire (il est "dedans"). Ensuite, il est libre, il construit lui-même l'histoire.
Le virtuel vous permet de vivre des événements qui n'engagent pas votre conscience morale, puisqu'ils ne sont pas réels, mais vous les vivez quand même.


J-C. G : Cela permet de vivre ses pulsions, de se défouler, mais c'est triste, puisque l'on reste seul.
Il est vrai qu'à l'inverse, on peut très bien vivre à deux sans vivre ensemble... Cela peut être une sorte de relation virtuelle. Le monde virtuel ne peut échapper aux formes d'extase assez rudimentaires, liées au sexe ou à la violence.

Ce n'est pas sûr. Si on considère qu'on est au début de l'épopée du virtuel, il est difficile de dire ce que cela va devenir. Quelles sont les pistes de recherche permettant de le découvrir ?

J-C. G : Il faut méditer sur ce qui nous arrive par rapport à ces créations qui peuvent changer les choses, par une analyse historique.
Ensuite, il faut s'intéresser à ce que nous éprouvons avec ces outils là qui nous apportent des images "extraordinaires", parfaites, mathématiques, exactement identiques à celles que nous avons dans notre conscience. Cela nous ramène à l'étude de nos perceptions, aux images que nous avons en nous. A une exigence éthique qui prendra en compte - enfin - le corps.
La pensée enfin nous amènera au corps et au respect du corps.


Entretien mené par Claude Thibaut, le 10 novembre 1995


Ce numéro de Cybersphère est soutenu par ROL

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"Partant des points de contact obligés entre science et philosophie il faut épaissir l'interface entre science et philosophie : il faut donc être philosophe en sciences et scientifique en philosophie."
Thom